lundi 3 octobre 2011

Ouï-Dires

Ce n'était qu'une toute petite phrase en fin de conversation.

Deux types qui se croisent en vitesse par hasard. Les deux ayant fortement envie de se jaser ça et de rattraper le retard des années de non-fréquentation qui les avaient séparés. Les deux coincés entre deux commissions à faire en trombe sur les heures de travail. Le premier avait eu le temps de lui parler de son emploi pour le gouvernement, l'autre de lui glisser qu'il était traducteur et ne dirait pas non à quelques contrats venant de portefeuilles un peu plus gras. Le portefeuille du pays en fait. Le sien en même temps. Il ne l'a pas dit, il l'a juste pensé mais en quelque sorte il lui disait "gimme your money, baby". Il se sentait vampire. Il avait aussi pensé "I drink bloooooooood".

L'ami du gouvernement, Prosper Vaire, lui avait parlé de son voyage en Allemagne, l'autre, Martin Conpri, avait tout de suite saisi l'occasion de lui parler de deux amis à lui qui y étaient en ce moment même. "J'en arrive, j'aurais pu les croiser!" avait alors rétorqué Prosper tout fier, ne faisant ni une ni deux et enchaînant sur les détails de l'oktoberfest, du prix dérisoire de la bière qui incite à la consommation et des belles allemandes. Martin avait eu tout juste eu le temps de lui parler de l'intensité de sa vie de famille.
"moi des voyages comme ça, c'est du passé avec mes enfants et ma femme on est franchement trop occupés" "Ah oui! toujours avec Magalie Monade, toi..." avait dit Prosper avec le regard du coyote se rappelant la poulette. Martin n'avait pas aimé ce regard de prédateur et avait précipité le reste de sa conversation sur sa famille. Ni l'un ni l'autre n'avait le temps pour ce stop & chat comme on appelle cela chez les chinois. Ils s'étaient quittés en vitesse avec une grosse bière à se partager un soir de hockey comme promesse.

Mais Prosper trainait la dernière phrase de son échange avec Martin dans sa tête. Ouais...il y donnerait suite.

Quelques jours plus tard. Prosper appela Martin pour avoir plus de détails.
"Ouin ça te dérange tu de me dires où danse ta fille?"
Dans le rush du souper/des devoirs/ de la présence d'un évaluateur d'un émondeur d'arbres dans la cuisine, Martin lui avait répondu, en vitesse toujours, qu'elle dansait à l'école de danse La Chatte Chypriote. Il n'avait pas eu le temps de pousser la conversation davantage. Ce n'est que plus tard qu'il allait se demander "pourquoi voulait-il savoir ça?" Ce n'est que là qu'il avait réalisé aussi, que dans leur deux micros conversations récentes, il ne lui avait jamais demandé sa situation familiale à lui. Martin avait maintenant conclu que Prosper avait probablement une fille lui aussi, peut-être une nièce, la fille d'un(e) ami(e), et qu'il se magasinait une école de danse pour elle.

Prosper avait appelé Martin d'un cellulaire dont la batterie faisait défaut. Il ne comprit pas clairement ce que Martin lui avait dit mais ça ferait l'affaire, il se débrouillerait.  

Dans les jours qui suivirent, Martin reçu beaucoup de communications via son site Facebook. Il allait rarement sur ce site. Quelle connerie ce site pensait-il. Bientôt nos relations seront toutes froides et distantes et ce sera tout à fait normal, pensait-il. Toutefois, il était curieux de ce nouvel intérêt pour son profil. Lui qui négligeait de fréquenter le site plus souvent qu'autrement avait soudainement plein de demandes d'amitié. Tous de gars plus ou moins losers de la période de l'école secondaire.  Pourquoi tous ses gens qui lui demandaient des nouvelles soudainement? Et quelques fois des échanges avec des gens avec lequel il n'avait pas discuté depuis plus de 10 ans. Bien qu'il avait pratiquement autant d'amis féminins que masculins, seuls les boys semblaient tendre la perche en sa direction. Une seule amie avec lequel il n'avait pas parlé depuis une éternité lui avait demandé l'âge de sa fille (!?!) il n'avait pas pris le temps de lui répondre. 20 ans qu'on s'est pas parlé et c'est ça que tu veux savoir? avait-il eu alors envie de répondre.
Étant ami Facebook de Prosper, il pouvait aussi voir certaines conversations publiques qu'il entretenait avec d'autres amis. Il se surprit à lire "C'est vrai que les soeurs de Martin étaient "cutes" pis Magalie est une maudite belle femme". Des Martins et des Magalies il y en a tout plein mais cette phrase lancée par un ami commun de l'école secondaire, Styphyllis Petit-Cauchon, faisait référence à quoi? Parlait-il de lui et de sa femme? de ses soeurs?
Il lut ailleurs, sur le mur de Bruno Bodé que tous se donneraient rendez-vous à La Chatte qui s'frotte vendredi. Si seulement on réussissait à trouver c'était où, était-il précisé. "Personne n'a le courage de demander à Martin." 
De lui demander à lui? mais dans quel type de paranoïa narcissique Martin était-il tombé? C'est ça que ça faisait des conneries comme Facebook, des interprétations aussi loufoques que malsaine et inutiles. Il ferma tout ça et s'installa au salon.

Il y réfléchissait quand même encore. Il semblait que Prosper était le noyau de cette conversation, et justement il l'avait non seulement croisé récemment pour la première fois depuis 10-15 ans mais il lui avait aussi parlé en vitesse au téléphone l'avant-veille.
Quelle était leur conversation déjà?

Il revisitait tout ça. Il se souvenait s'être senti vampire, s'être trouvé sale à vouloir se vendre comme une pute à un employé du gouvernement. Il se souvenait lui avoir laissé sa carte d'affaires, un geste qu'il trouvait toujours légèrement emprunté et avec lequel il n'était jamais complètement à l'aise. À ce moment c'est Prosper qu'il avait aussi trouvé sale, à se remémorer comment sa propre femme le faisait bander quand ils étaient tous étudiants. Il se rappelait avoir quitté en trombe en disant:

"...Mag travaille fort, moi aussi, mon garçon fait sa rentrée au secondaire et joue au hockey trois fois par semaine et ma fille danse les week-ends..."

...

...ma fille danse les week-ends...

Soudainement, il comprit.
Ses amis célibataires masculins étaient tous de sales pervers.

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