lundi 9 mai 2016

La Boîte Noire (1986-2016)

Quel jour horrible que ce jeudi 5 mai.

Je vous épargne la vaisselle familiale ET avec ma fille et son école ET avec mon fils et son école le même jour, mais alors que je m'apprêtais à faire ce que je déteste le plus faire (m'occuper du terrain chez nous), l'amoureuse me texte que La Boîte Noire vient d'annoncer la fin de ses opérations.

Ça n'en prenait pas plus pour remettre au lendemain ce qui pouvait aussi se remettre au surlendemain.

Dans l'heure qui a suivie, j'étais stationné sur la rue St-Grégoire. Une autre de ses rues au charme absolu qui me font rêver. J'ai scruté du regard pour voir si il n'y avait pas des pancartes de mise en vente dans le secteur. Rien vu. Normal. Trop parfait comme spot. Je n'ai jamais eu besoin d'une maison. Simplement d'un spot.

St-Grégoire est une rue splendide, tout juste en marge du bruyant St-Denis et de son carrefour Mont-Royalien pour avoir la paix, mais aussi tout juste assez près du grouillant secteur pour ne rien manquer de l'action. Y avoir habité, ne serais-ce qu'une fois, j'y aurais planté mes pieds jusqu'à ce que ceux-ci ne soient à l'horizontale pour de bon. C'est probablement ce que font les chanceux qui s'y trouvent.  Voilà pourquoi personne ne vend.

En empruntant une tout aussi charmante ruelle qui faisait le prolongement parfait de la rue en ligne droite, j'arrivais directement à la porte du 376 rue Mont-Royal Est. Là où se trouve La Boîte Noire. On avait annoncé sa fermeture prochaine le jour même et ça avait fait un pincement au coeur non seulement à moi, mais aussi à des dizaines d'autres. Les trois employés sur place ne fournissaient tout simplement pas aux demandes de la clientèle. Au moins deux journalistes anglophones sont venus devant moi demander des entrevues pour différents médias pendant que j'y errais.

Un temple fermait.

La Boîte Noire ce n'était pas qu'un club vidéo. C'était un club vidéo pour des gens comme moi. Qui ne trouvent pas leurs films nulle part. Grâce à La Boîte Noire, on y trouvait tout simplement tout. On ne se posait pas la question du "si ils l'ont..." mais plutôt du "quand le louera-t-on?". Du plus éloigné film tamoul à Denis Côté ou Stéphane Lafleur. C'est là que j'y ai acheté d'ailleurs un film ET de Côté ET de Lafleur.

C'est là aussi où, vers 1993, deux co-locs et moi-même organisions nos semaines en se planifiant un mois à l'avance, un festival sur un réalisateur précis sur lequel nous nous étions tous entendus. Nous profitions d'un rabais de location de 3 films pour une semaine et louions Polanski, De Palma, Cronenberg, Hitchcock, Fellini, Scorcese, Truffaut, Chabrol, Rohmer ou Godard que nous écoutions ensemble sur 7 jours. C'est là qu'on découvrait comme le cinéma devrait nous le faire faire. J'y ai découvert Todd Solondz. Abbas Kiorastami. Wong Kar-Wai. Antonioni et combien d'autres. Je m'y suis fait des dizaines et des dizaines de rencontres artistiques glorieuses. Je devrais même parler de conquêtes.

La Boîte Noire m'a montré le monde. M'a aussi fait croire qu'il n'y avait pas que des niaiseries sur grand écran. Elle a forgé mon amour pour le cinéma qui amenait ailleurs au lieu du cinéma qui offrait du trop connu. M'as appris une large partie de la vie. À mes passions existait un autel de communion et il se trouvait alors sur la rue St-Denis, au haut d'un escalier, à hauteur de la librairie Champigny (où es-ce Champigny qui a investi les lieux par la suite à cette hauteur? je ne me souviens plus). Nous y allions tous les mardis, S. & Moi, J & Moi, parfois S, J & moi, mais toujours moi. Car là-bas, j'étais chez moi. J'y étais si bien que j'ai demandé à trois reprises d'y travailler. J'aurais torché tous ceux qui y travaillent en terme de connaissances cinématographiques. J'aurais été le nerd des nerd à ramener deux à trois films par soir pour me documenter et mieux renseigner les amateurs de whatever. Chaque fois, on m'a fait comprendre qu'il s'agissait d'une famille tissée serrée, et que le budget d'embauche l'était tout autant. En fait, on m'a pris au sérieux la seule fois que j'y étais avec Denis Côté, le réalisateur de film. Mais cette fois là, on parlait toujours de se serrer la ceinture. On fermait plus qu'on ouvrait. Il était trop tard. Y aurait fallu que je m'y applique dès 1993.

Je leur avait même parlé de projets d'expansion à Québec et on m'avait prêté une oreille gentille, mais fait aussi comprendre qu'il aurait fallu des sous qui ne rentraient plus autant qu'avant.

L'argent. Toujours l'argent. Un manque de.

Ben jeudi dernier, on annonçait qu'on fermait boutique pour vrai en juillet. Location jusqu'en juillet, vente surtout, mais par la suite. Clé dans la porte. À 30 ans, La Boîte Noire s'éteint.

Et ça m'a rendu la journée laide. Ça m'a fait haïr davantage les films de superhéros. Et quand je m'y suis rendu pour y trouver l'introuvable: The Cook, The Thief, His Wife & Her Lover, Masculin/Feminin, L'Année Dernière à Marienbad, Un Air de Famille, ben j'ai tout de suite constaté que les employés s'étaient servis en premier.  J'y étais le jeudi et on nous disait qu'à partir du vendredi*, tout serait à vendre, mais pas tout, tout de suite. Des employés parlaient tout bas à des amis qui s'étaient déplacés pour leur chuchoter des secrets d'initiés. Je savais que je ne trouverais pas ce que je voudrais. Je comprenais que pour la première fois de ma vie, je ne trouverais pas ce que je chercherais à La Boîte Noire.

Ça m'importait peu. La Boîte Noire avait été si généreuse pour moi, mon oeil sur le monde se trouverait d'autres sources.

J'ai encore le guide DVD de l'endroit, classé par auteur et par chronologie de l'oeuvre, dans lequel je surligne les films que j'ai vus afin de ne pas dédoubler mes visionnements quand je visite un auteur que j'aime bien.

Et quand j'ai oublié de surligner et que je revisionne, c'est souvent vite pardonné car je revisite et redécouvre.

Merci François Poitras, je t'appellerais bien pour mon projet de banque de données à la Internet Movie Database en français. Et pour le cinéma du monde entier. Tu es le partenaire tout indiqué.

Mais on ne financera peut-être pas plus un projet du genre.

Des mordus comme nous, il ne s'en fait plus.

Certains coffres à bijoux font mal à fermer.

*Jour impossible pour moi, et après, il n'y aurait plus rien

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